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Entretien avec : Laurence CHESNEAU-DUPIN,
Catherine DUFFAULT,
Jean-Yves HUGONIOT. Vous avez choisi de sous-titrer ce livre qui prsente une vue dĠensemble de votre travail depuis une quinzaine dĠannes : LĠexercice des choses : que souhaitez-vous faire entendre derrire cette expression potique certes, JĠai choisi LĠexercice des choses mais cela aurait pu sĠappeler aussi LĠexercice du monde. Dans les deux cas jĠai en effet pens Albert RENGER-PATZSCH, le photographe allemand de la Nouvelle Objectivit dont le clbre ouvrage publi en 1928 sĠappelle die Welt ist schn - le monde est beau. LĠhistoire raconte aussi que le premier titre envisag par lĠauteur tait die Dinge - Les choses mais que lĠditeur aurait refus pour des raisons commerciales. die Dinge cĠest joli lĠoreille, non ? Et puis cĠest un mot tellement ouvert. - Et vous ? O se trouve lĠen de et lĠau-del de votre travail ? Voyager mĠa fait comprendre en quoi je suis europen. AujourdĠhui je peux trs prcisment vous dire pourquoi je le suis. Il ne fut gure difficile en effet de me rendre compte, sur le sol amricain, que mon rapport lĠespace et lĠhistoire tait diffrent. Selon moi habiter lĠEurope prsuppose lĠide de sdimentation, de stratification. On pourrait avoir la mme attitude dans un vieux pays comme la Chine. AujourdĠhui je crois que pour avancer il faut comprendre ce qui nous construit dans lĠhistoire du monde, tant du ct priv que du ct public. QuĠest que lĠon fait de tout a ? La question est complexe je ne vous le cache pas. - Pour vous le rle de lĠartiste est donc de rvler cette complexit ? Oui, en quelque sorte. Il faut envisager mon travail comme une tentative de faire du sens. - Mais plus que dans la recherche de rponses, vous semblez tre dans le questionnement ? Evidemment je nĠai pas de rponse, il nĠy a que les hommes politiques qui en ont. Si jĠavais des certitudes je ne continuerai pas essayer dĠatteindre cet horizon qui se drobe constamment moi. Je revendique cet tat dĠesprit. Ma dmarche sĠinscrit donc dans le champ de lĠexprimentation ; et mme au-del, puisque mĠintressent aussi largement les multiples faons de formuler les questions. - Ce que vous recherchez ce sont donc vos propres limites ? Je dirais les limites des choses, ce qui mĠchappe, lĠentre-deux. JĠaime beaucoup par exemple les repentirs en peinture. Il y a l quelque chose de trs fort, de brut qui vient des profondeurs, quelque chose qui sĠest impos vous mais que la raison ultrieurement souvent rfute. - Ce rle est li votre propre culture ? Quelle est-elle ? JĠai toujours eu un profond intrt pour la cartographie et plus particulirement pour la toponymie. JĠai mme voulu un temps en faire mon mtier. JĠaime la faon dont certains noms rvlent les lieux, en parlent ; cet intrt remonte mon enfance – on prend toujours appui sur son enfance – ds que jĠai pu lire sur le cadastre de mon pre des noms tels que Mouchelune, Gure il ment, Ecoute sĠil pleut. CĠest extraordinaire, non ? Ou bien encore Dine-loup, le nom dĠune pice de terre propos de laquelle mon arrire grand-mre, presque centenaire, me racontait quĠon lui avait elle-mme racont dans son enfance quĠun jour le loup avait mang la brebis cet endroit-l. - La nature sĠest donc impose naturellement comme thme de travail ? Oui, sans heurt ; je crois que je ne me suis dĠailleurs jamais rellement pos la question. JĠinterviens sur elle mais ce nĠest en fait quĠun prtexte : ce qui mĠintresse cĠest essentiellement le rapport lĠhomme. Michel GUÉRIN parle chez moi de lĠarbre comme mtaphore humaine. - Votre rapport la nature, lĠenvironnement, construit depuis lĠenfance, quel est-il aujourdĠhui ? Dans le livre dĠAlain CORBIN ( LĠhomme dans le paysage, ditions Textuel, 2001 ) il est dit que lĠapprciation de lĠespace ne se construit pas indpendamment des faons de le parcourir. La saisie sensorielle rsulte de la vitesse des dplacements, É On ne voit pas le mme paysage lorsquĠon circule pied, en voiture ou en avionÉ Je suis videmment dĠaccord avec a. En tant que professeur dĠhistoire de la photographie jĠai t trs marqu par les images des photographes amricains qui, lors de la construction de la voie ferre transcontinentale, ont relat la dcouverte des espaces vierges de lĠOuest : cĠest en se dplaant pied, en carriole ou juchs sur lĠun des wagons de la ligne en construction que Timothy OĠSULLIVAN, Carleton WATKINS, William Henry JACKSON et quelques autres ont dcouvert ces espaces. AujourdĠhui nous en avons une approche rellement diffrente puisque nous les visitons (les traversons) en voiture, quand ce nĠest pas en avion. La relation physique ces lieux a donc disparu. Blaise CENDRARS raconte dans son roman LĠOr, publi dans les annes trente, lĠhistoire de John Sutter propritaire de la Californie ! ! ! - CĠest un travail non seulement chelle humaine mais sur lĠchelle humaine, nĠest-ce pas ? Oui sur la confrontation entre lĠhomme et son chelle, sur lĠchelle des valeurs, sur la vanit parfois de lĠaction civilisatrice de lĠhomme (voir Le haut du Fleuve, Canada, 2000) , la posie des lieux. Pour revenir lĠide de dplacement jĠai pour habitude de dire par exemple que la posie, cĠest la mme chose mais autrement. - Dans la mesure o nous sommes toujours en dplacement et dans ces dplacements de valeur , parlez-nous de votre difficult trouver le bon point de vue. La difficult de mon travail consiste en effet formuler la juste distance La photographie est un mdium qui suppose des choix continuels : champ / hors champ, juste dosage de la lumire (mais que signifie le juste dosage ? Ce nĠest pas le photographe SUJIMOTO qui me dmentira), vitesse de prise de vue, profondeur de champÉ des choix multiples qui dterminent ou non la reconnaissance du sujet photographi. - Comment est ne lĠide du projet en bordure de Charente ? Nous vous avons propos de rflchir un travail autour du fleuve, cette Charente qui unit nos trois villes. Nous avions envie de savoir comment un artiste contemporain voyait ces paysages si souvent reprsents depuis le XIXme sicle, comment il pouvait aujourdĠhui sĠen emparerÉVous nous avez immdiatement entrans vers COURBET. Pourquoi ? Je ne sais pas qui a entran lĠautreÉComme dans tout projet jĠai dĠabord cout les gens. Gustave COURBET est un peintre que je respecte beaucoup, au travail parfois quasi photographique. Il opre une fracture dans lĠhistoire de lĠart, il rompt avec la peinture de bataille, la peinture historique ou la peinture mythologique pour parler de lĠordinaire, du quotidien. MANET va peindre une botte dĠasperges, COURBET, ds 1849, un enterrement la campagne. Quel scandale ! CĠest cette relation au vulgaire, le commun des hommes au sens latin du terme que jĠaime. Plus question de gens clbres, de nymphes ou de diables mais de gens de peu selon la belle formule de Pierre SANSOT. En faisant poser les habitants dĠOrnans, COURBET parle de notre condition. Chacun peut reconnatre son voisin. Et que lĠon le veuille ou non il est utile de rappeler que la grande majorit de la population vient de l. Certains ont tendance l'oublier. - Ce que vous aimez chez COURBET, cĠest que a sent les pieds ? Et pourtant chez toi ce nĠest pas le cas. CĠest vrai et ce nĠest pas vrai. Si lĠutilisation de lĠoutil photographique oblige la distance, l o cela ne sent plus, jĠai quand mme presque toujours travaill sur des lieux sans importance, jamais nomms parce que peut-tre pas nommables, des lieux de peu dont personne ne sĠoccupe. Et croyez-moi, ceux-l, ils ne sont pas aseptiss. - Vous revenez donc la couleur ? En effet je lĠai abandonne au profit du noir et blanc pendant une bonne quinzaine dĠannes. Comment ne pas tre frustr de ne voir ses images que sous forme de bandes de lecture, dans les laboratoires industriels parisiens ? Et en plus, sans pouvoir grer quoi que ce soit. DĠo ma dcision en 1987 de ne plus faire que du noir et blanc. Remodeler en sculpteur de lumire les promesses de mes ngatifs me semblait en effet fondamental. AujourdĠhui jĠadapte ma rponse au contenu de ma commande. Noir et blanc ou couleur, cĠest dsormais selon. Mais dans le cas de La Grande Porte celle-ci sĠimposait. Tous ces peintres sont quand mme venus clbrer la merveilleuse lumire de la rgion. Pourquoi pas moi ? Si on a coutume de parler des ciels de lĠIle de R ou de ceux de la Cte, cĠest que la Saintonge nĠest ni le pays de lĠombre ni le pays de la lumire crue du sud. Tout ici est dans la nuance. A lĠinstar de son territoire, le Charentais est quelquĠun qui mrite dĠtre connu, mais il faut du temps, il faut de la lenteur pour lĠapprhender. JĠaimerais bien que cette nouvelle sculpture parle de cela, de ce temps attendre le temps, avant que nĠarrive le juste clairage. La Charente est dĠailleurs comme cela. Elle serpente et pouse les prs de ses rondeurs. Elle ne descend que de cinq mtres de Saintes lĠembouchure, quarante kilomtres plus loin. CĠest ce qui le rend magnifique ; alors pourquoi voulez-vous que je parle dĠautre chose ? - Vous faites beaucoup de croquis prparatoires. Quelle est la place du dessin dans votre travail ? Trs importante mais jĠen parle malheureusement trop peu ; alors que cĠest la pratique que jĠaime le plus. Le dessin cĠest le moment du tout possible, du tout pensable, un moment de grande jubilation. Il y a quelques annes je proposais ainsi, ct de mes photographies noir et blanc de mes sculptures, un dessin prparatoire aux mmes dimensions. Espace de lĠimaginaire avant le combat avec les matriaux de la sculpture, avec la mtorologie par dfinition incontrlable, avec le projet mme qui vous chappe au fil des jours ce dessein avait surtout pour but de permettre "lĠentre-deux". Je pense en effet, les certitudes nĠtant plus dsormais permises, quelques niveaux que ce soit, que la figure du "trait-dĠunion" pourrait bien devenir le signe le plus significatif de notre rapport au monde. - Comme dans Kaissairiani, sur la quatrime de couverture du livre ? Par exemple.
Bel-Air, le 20 fvrier 2002. |