Questions ˆ lÕartiste
Entretien entre Franois MƒCHAIN et Colette GARRAUD

Extrait de : François Méchain / Regard d'artiste - Perspectives
"Chemins du patrimoine en Finistère", Bernard Chauveau éditeur, Paris 2014.

 

Colette GARRAUD : Tu as choisi, pour y installer ta sculpture, cette partie du domaine de TrŽvarez que lÕon appelle le jardin rŽgulier , soit le parterre ˆ la franaise qui se situe entre le vertugadin dont le sŽpare un arc de camŽlias, et lÕesplanade de la cour dÕhonneur, devant la faade sud du ch‰teau. Autrefois pratiquement disparu sous la friche, ce jardin a fait, il y a des annŽes, lÕobjet dÕune restauration. Pourrais-tu dŽcrire ton intervention, ainsi que le parcours que tu proposes au visiteur ?

Franois MƒCHAIN : Celui-ci dŽcouvrira dÕemblŽe au-dessus du vertugadin, dans lÕaxe de symŽtrie du parterre, la grande volire de mŽtal dorŽ, dont les dimensions accueillantes Š la cage fait trois mtres de haut Š et la porte ouverte seront autant dÕincitations ˆ pŽnŽtrer dans la structure. La porte se refermera alors automatiquement derrire le visiteur avec un dŽclic. Il lui sera aisŽ de lÕouvrir et de se libŽrer, mais lÕinquiŽtude se sera installŽe. Ė lÕorigine de cette idŽe, il y a le souvenir dÕune visite au MusŽe juif de Berlin, et de la haute tour noire de lÕHolocauste, dont la porte se referme pareillement, dans un contexte autrement plus tragique, en claquant derrire celui qui vient dÕentrer. En contrebas, les six compartiments du parterre seront chacun occupŽs en leur centre par un dessin vŽgŽtal ˆ la manire des Ē broderies Č, dŽcor traditionnel du jardin ˆ la franaise, dÕun jaune Žclatant, dž en partie ˆ lÕutilisation dÕun broyat colorŽ, en partie ˆ la floraison de plates-bandes de pensŽes puis dÕĻillets. SÕil se promne dans les allŽes, le promeneur comprendra sans doute difficilement ce que reprŽsentent les broderies, car il sera de plain-pied avec les motifs dont chacun se dŽveloppe sur une surface dÕenviron dix mtres de c™tŽ, et aura quelques difficultŽs ˆ identifier les symboles graphiques des principales monnaies. DÕautant que sÕil lui est aisŽ de reconna”tre la livre sterling, lÕeuro ou le dollar, le yen, le yuan ou la roupie lui seront certainement moins familiers. CÕest seulement depuis les fentres dÕune chambre du premier Žtage du ch‰teau, o se poursuit lÕexposition, quÕil accŽdera ˆ la vision surplombante et claire des emblmes dominateurs de la finance mondiale, et verra peut-tre un autre visiteur du jardin des monnaies piŽgŽ ˆ son tour dans la cage dorŽe, mŽtaphore Žvidente des impasses Žconomiques dont notre sociŽtŽ est prisonnire.

C. G. : Selon le principe, que tu as toujours respectŽ, qui veut que toute rŽalisation in situ soit induite avant tout par la forme et lÕhistoire du lieu quÕelle investit, lÕensemble, sur le plan formel, sÕintgre parfaitement dans le projet paysagiste et architectural originel. Le jardin en pente Žtait prŽcisŽment conu pour tre vu depuis les fentres du ch‰teau. Tu parachves ironiquement la restauration des parterres en y rŽinsŽrant, sous une forme il est vrai assez peu orthodoxe, les classiques broderies.
La cage, qui par ailleurs rappelle les nombreuses volires souvent disparues des jardins nobles, est surmontŽe dÕun motif ajourŽ empruntŽ aux dentelles de pierre qui ornent les faades du ch‰teau. On pourra voir lˆ, dans la dŽmarche mme, une sorte de mise en abyme, dans la mesure o le b‰timent tout entier, dans lÕesprit du pastiche architectural alors en vogue, Žtait dŽjˆ le produit dÕun collage de styles ˆ partir de multiples emprunts.

F. M. : Je prŽvois aussi dÕaccrocher, sur le mur du fond, un grand triptyque photographique, sans doute une vue du parterre ˆ travers les barreaux de la cage, et disposŽ exactement en miroir avec la vue du balcon.

C. G. : On reviendra, bien entendu, sur la critique sociale et politique, devenue, avec le temps, centrale dans ton travail. Ce que je retiens pour lÕinstant cÕest que tu dŽclines lˆ, une fois encore, mais dans un dispositif nouveau, le couple sculpture in situ et photographie, que lÕon retrouve ˆ toutes les Žtapes de ce travail, indŽpendamment de lՎvolution du propos. JÕaimerais que lÕon Žvoque, ˆ travers quelques exemples, parfois anciens, les diffŽrentes formes quÕa pu prendre cette double approche des sites que tu investis.

F. M. : Au dŽpart, jՎtais photographe (avec un gožt prononcŽ pour la peinture), et je nÕai jamais reniŽ cette origine. DŽjˆ, dans mes premires photographies, le paysage, Žventuellement fictif, prenait une place importanteÉ

C. G. : On pense en particulier ˆ la sŽrie des ƒquivalences (1982), dont lÕintitulŽ Žtait un hommage aux ciels dÕAlfred STIEGLITZ, par exemple ˆ cette sŽquence verticale de six images dont la premire montre une montagne enneigŽe qui se rŽvle, avec le recul Š au sens strict Š, tre un papier froissŽ sur une table, elle-mme situŽe devant une montagne enneigŽe.

F. M. : Le doute est central dans mon travail. Je suis, en cela, un enfant de Montaigne. Ce qui mÕintŽresse, cÕest lÕespace entre une chose et sa reprŽsentation, le "gap", lÕentre-deux, et les incertitudes, le questionnement que cet Žcart instaure. On retrouve cela dans lÕarticulation entre la sculpture in situ et sa photographie, qui nÕest nullement documentaire, mais bien un objet photographique autonome.

C. G. : Sans doute, mais travailler in situ, parfois dans des paysages difficiles, lÕariditŽ dÕune garrigue en Grce ou la solitude des grandes forts canadiennes, cÕest tout de mme une expŽrience assez ŽloignŽe du travail du photographe en studio.

F. M. : Je pense quÕil y a eu un moment o tre photographe ne mÕa plus suffi, o jÕai ŽprouvŽ le besoin de mettre, comme on dit, Ē les mains dans le cambouis Č. Travailler dehors, cÕest tre au cĻur du paysage et se confronter ˆ ce qui rŽsiste, au matŽriau ˆ trouver, ˆ ma”triser, au temps qui passe et au temps quÕil fait. CÕest une exploration, une redŽcouverte du rŽel ˆ travers ses propres possibilitŽs physiques.

C. G. : Un Exercice des choses, comme tu as souhaitŽ titrer une monographie consacrŽe ˆ ton travail (1)  ?

F. M. : Oui, car cÕest aussi construire dans le paysage des formes qui parlent du paysage et qui, avant mme lÕintervention de la photographie, instaurent un premier Žcart avec le rŽel.

C. G. : La sculpture in situ est elle-mme une sorte de commentaire sur le lieu dans lequel lÕhistoire humaine joue un r™le essentiel Š car on peut dire, je crois, que le mythe dÕune nature vierge est totalement absent de ton travail. Pour une Ļuvre comme Kaissariani II (1993), par exemple, tu as rŽalisŽ sur les pentes du mont Hymette une colonne de plantes de garrigue sur une armature de grillage de dix mtres de long, couchŽe, telle une Žnorme ruine, parmi les cyprs, tandis que, sur lÕhorizon, se dŽtache la blancheur du ParthŽnon.

F. M. : Lequel ressort en fait sur la photographie gr‰ce ˆ une retouche, sans quoi il serait gommŽ par une brume Žpaisse due pour lÕessentiel ˆ la pollutionÉ

C. G. : Dans ce cas, comme dans beaucoup de tes travaux, la sculpture sur le site nՎtait pas visible par le spectateur, qui nÕavait accs quՈ la seule photographie. Il en Žtait de mme pour La Rivire noire (1990), ˆ mes yeux lÕune des Ļuvres les plus significative de cette pŽriode.

F. M. : La Rivire noire, cÕest le nom du lieu-dit, dans le parc forestier des Laurentides. JÕai construit une sculpture de branchages ŽphŽmre, dont la forme faisait Žcho ˆ celle des montagnes au loin, sculpture perdue dans la fort et que personne, sans doute, nÕa vu. Elle est entirement pensŽe pour la photographie puisque seul un unique point de vue permet lÕhomothŽtie parfaite de la crte du tas avec celle de la montagne. JÕai souhaitŽ, cependant, rappeler sur lÕimage cet affrontement avec le matŽriau et le site, que jՎvoquais plus haut, sous forme dÕune inscription cryptŽe un peu ˆ la faon dÕun code ˆ barres et qui se dŽchiffre ainsi : ma taille et mon envergure (100), longueur et section maximale des troncs de bouleau transportŽs (BO 100 35) longueur et section maximales des troncs dՎpine-vinette transportŽs (EPI 350 10), durŽe de lÕaction (8h) date (1990). Ainsi sÕinscrit, dans lՎpigramme et sur lÕimage, la mesure de lÕhomme dans sa relation au paysage.

C. G. : LՎcart entre le rŽel et son image sÕen trouve en fait soulignŽ plut™t que rŽduit, mme si le spectateur dispose de la clŽ de lecture, ce qui nÕest gŽnŽralement pas le cas. Le nom du lieu Žgalement inscrit sur la photo, de lÕautre c™tŽ du diptyque, est Žvidemment plus parlant.

F. M. : Pour moi, lÕappellation dÕun lieu est une forme condensŽe de sa mŽmoire ; ˆ travers elle, je rappelle tout un passŽ de la relation que lÕhomme entretient avec ce lieu. Dans un monde de plus en plus privŽ de repres, je pense quÕil ne peut construire son prŽsent et son avenir que sÕil a une bonne connaissance de ce qui le prŽcde.

C. G. : Ici sans doute ce nom rappelle-t-il lÕeffroi devant lÕimmensitŽ dÕune nature sauvage, ce qui est souvent le cas dans la toponymie canadienne.

F. M. : Il y a lˆ aussi quelque chose de liŽ ˆ mon enfance de fils dÕagriculteur. Je regardais sur le cadastre de mon pre les noms de lieux tels que Ē ƒcoute sÕil pleut Č ou Ē D”ne loup ČÉ Et puisque nous parlons de La Rivire noire, je voudrais ajouter quelque chose : jÕavais alors obtenu une bourse pour vivre sur place avec les forestiers, et jÕavais ŽtŽ frappŽ par la dŽforestation et par tous ces bois coupŽs, tels que ceux que jÕai utilisŽs pour la sculpture, qui ne servaient ˆ rien, car il aurait ŽtŽ trop cožteux de les transporter, et qui pourrissaient sur place. CÕest ˆ ce moment, je pense, que jÕai commencŽ ˆ mÕinterroger sur certains dŽsastres Žcologiques. DÕautant que le responsable de la foresterie ˆ lÕuniversitŽ Laval du QuŽbec avait songŽ un moment ˆ mÕemprunter le diptyque pour une campagne nationale dÕaffichage contre la destruction des forts (cela ne sÕest finalement pas fait).

C. G. : Je me souviens que tu avais fait projeter lors dÕun colloque ˆ Pau, ˆ lÕoccasion de lÕexposition Īuvres dÕarbres (2) , le film de Richard DESJARDINS, LÕErreur borŽale, qui donne une image assez terrifiante de la destruction des forts canadiennes. Cela dit, si cette question Žtait sous-jacente, si mme elle a prŽsidŽ ˆ la gense de lÕĻuvre, elle nÕest pas vraiment prŽsente dans la vision quÕon a de La Rivire noire, ˆ la diffŽrence de nombre de travaux clairement engagŽs que tu rŽaliseras plus tard, tel celui de TrŽvarez. Pour moi, cela reste encore un travail qui parle avant tout de lÕexpŽrience physique du paysage dÕune part, et du mŽdium photographique dÕautre part. Et pour reprendre le fil rouge de notre discussion sur les diffŽrentes modalitŽs de lÕarticulation entre lÕintervention in situ et la photographie, je voudrais citer un autre exemple, celui de Double nŽgatif (1995) o lÕon retrouve ces deux aspects, mais o cette fois la sculpture ŽphŽmre demeure visible, sur la pelouse du ch‰teau de Bailleul, pendant une longue saison.

F. M. : Le titre faisait allusion avec humour ˆ une Ļuvre majeure du land art amŽricain Double negative de Michael HEIZER. CՎtait deux rubans de pelouse qui semblaient se soulever du sol pour venir sÕaccrocher ˆ la branche basse dÕun platane (en fait montŽs sur du grillage pour tre consolidŽs, ils furent ensemencŽs et arrosŽs tout lՎtŽ). Le diptyque photographique montrait la pice de deux points de vue diffŽrents, dÕun c™tŽ en positif, de lÕautre en nŽgatif, le nŽgatif sur papier demandant une opŽration de tirage supplŽmentaire.

C. G. : Il y a lˆ toute une rŽflexion sur le mŽdium photographique lui-mme et sur la faon dont la photographie inflŽchit profondŽment la vision du rŽel.

F. M. : Il faut rappeler quÕalors, je travaillais exclusivement en noir et blanc, car je tirais moi-mme de trs grandes photos, ce qui Žtait un travail complexe, lui aussi trs physique. Je me disais volontiers Ē sculpteur en chambre noire Č.

C. G. : Tu Žtais, me semble-t-il, comme beaucoup, dans la cŽlŽbration renouvelŽe de ce moment proprement miraculeux de lÕapparition de lÕimage, ainsi que dans une relation forte aux origines de la photographie, conue comme empreinte ˆ distance, pencil of nature (3)  crayon de la nature Č, comme lÕappelait Henry FOX TALBOT, qui signifiait par lˆ quÕavec la photographie, la nature mme travaillait ˆ sa propre reprŽsentation. Tu citais Žgalement volontiers Ansel ADAMS, pour qui le nŽgatif est une partition et le tirage une interprŽtation. Ė partir des nŽgatifs, qui Žtaient pour toi des Ē promesses Č, tu travaillais les valeurs et les contrastes comme ceux dÕune sculpture photographique.

F. M. : Il est probable, dÕailleurs, que le passage tardif ˆ la couleur, et surtout ˆ la photographie numŽrique, en ce quÕil mÕa ŽloignŽ de cette Žmergence de lÕimage lors du tirage, a favorisŽ lՎvolution de mon travail vers un propos socialement plus engagŽÉ Quoi quÕil en soit, le diptyque de Double nŽgatif, montrŽ, par exemple, ˆ la galerie Michle Chomette, ne fut jamais visible au mme moment ni au mme lieu que la sculpture du parc de Bailleul.

C. G. : Ė lÕopposŽ, donc, de ce dispositif en miroir expŽrimentŽ ˆ TrŽvarez.

F. M. : En effet. Mais il y a eu bien dÕautres dispositifs. Par exemple, pour Entre digue et murs, ou comment lÕhistoire balbutie (2010), la grande palissade que jÕai ŽrigŽe ˆ La Rochelle et sa photographie Žtaient toutes deux visibles dans la ville durant la mme pŽriode, mais dans des lieux distincts. Lˆ encore, comme toujours ou presque, cÕest lÕhistoire du site qui a engendrŽ lÕĻuvre. Plus prŽcisŽment la mŽmoire du terrible sige de La Rochelle, et de la digue que RICHELIEU avait fait construire en 1627 pour isoler la citŽ. JÕavais dressŽ dans le parc dÕOrbigny un mur en bois de douze mtres de long qui bouchait la vue sur la mer. Au centre, un Ļilleton inspirŽ des judas de prison permettait de voir au loin la bouŽe qui indique encore aujourdÕhui lÕemplacement de la digue disparue et dont quelques pierres, rares vestiges, sont tout proches.

C. G. : RattachŽe ˆ un ŽvŽnement du passŽ, cette Ļuvre nÕen parlait pas moins du monde gŽopolitique dÕaujourdÕhui. Elle fait partie dÕune sŽrie de pices centrŽes sur la question de la frontire, et fait Žcho aux nombreux murs que les conflits, la peur et la haine ont ŽrigŽs de par le monde.

F. M. : Par une heureuse co•ncidence, un groupe de militants de la cause palestinienne ont utilisŽ ce mur comme support dÕaffiches. La photographie, quant ˆ elle, large de prs de cinq mtres, Žtait montrŽe non loin dans le cadre une exposition rŽtrospective de mon travail, mais les deux Ļuvres, comme je lÕai dit, ne pouvaient tre vues ensemble. On pourrait mme parler de "triangulation", puisque le tableau peint par Henri-Paul MOTTE au XIXe sicle reprŽsente RICHELIEU au sige de La RochelleÉ

C. G. : ÉquÕon trouvait autrefois dans tous les livres dÕhistoireÉ

F. M. : Éce tableau est toujours visible au musŽe dÕOrbigny.

C. G. : Comme on lÕa dit dŽjˆ ˆ de nombreuses reprises, cÕest le site qui dŽtermine la forme de lÕĻuvre. Tu as dŽclarŽ par ailleurs tÕattacher volontiers aux sites de peu, comme on a pu dire les gens de peu. Je relve, cependant, dans la trs abondante production qui est la tienne, de nombreuses exceptions ˆ ce principe, entre autres bien sžr cette intervention ˆ TrŽvarez. Comment, ˆ ton arrivŽe, as-tu ressenti ce lieu, et comment a-t-il induit ton travail ?

F. M. : Ce ch‰teau est une entreprise insensŽe, qui donne une impression de collage, entre la vision passŽiste du nŽogothique et ses amŽnagements dÕune Žtonnante modernitŽ. Pour moi, qui vit non loin de Rochefort, cela me fait penser ˆ la maison de Pierre LOTI, par son c™tŽ artificiel, fabriquŽ, mais aussi par lÕorgueil que donne le sentiment de disposer des moyens nŽcessaire pour rŽaliser son rve. Et puis, ds que jÕai vu ces parterres ˆ la franaise, jÕai eu envie de les perturberÉ

C. G. : Tu avais cependant, comme cÕest souvent le cas, envisagŽ dÕautres projets. En particulier, tu as pensŽ un moment occuper plut™t le vaste prŽ, presque une plaine, qui sՎtend de lÕautre c™tŽ, en contrebas du ch‰teau, pour une occupation du paysage qui aurait ŽtŽ visible depuis lÕesplanade. Peux-tu en parler ?

F. M. : JÕavais ŽtŽ frappŽ par le fait que les frres de KERJƒGU, Louis et Franois (pre du b‰tisseur du ch‰teau), qui avaient acquis les vastes terres de TrŽvarez, Žtaient des agronomes avertis, soucieux de dŽvelopper au profit de la rŽgion une agriculture moderne, par lÕintroduction de techniques encore inconnues dans ce pays. JÕai songŽ ˆ mon pre, fŽru dÕagronomie, toujours soucieux dÕamŽlioration des machines, des techniques dÕassolement des terres, de tout ce qui permettait de produire davantage, et auquel, en raison essentiellement de ma vocation artistique, je nÕai pas voulu succŽder. Mais je suis restŽ, bien sžr, particulirement sensible ˆ ces questions. Je pense quÕau regard de la misre paysanne du XIXe sicle, comme de la nŽcessitŽ de nourrir le peuple aprs la Seconde Guerre mondiale, cette politique visant ˆ la surproduction avait du sens, mais quÕelle est aujourdÕhui dŽpassŽe et nocive. On conna”t les ravages de la culture et de lՎlevage intensifs, en particulier en Bretagne. Je nÕai, bien sžr, de leons ˆ donner ˆ personne, et je sais combien les agriculteurs sont eux-mmes contraints par le cynisme du marchŽ, mais je voulais tŽmoigner de cet Žtat de choses. CÕest lˆ lÕorigine du projet, que jÕai un moment caressŽ, dÕenfouir en partie dans le sol du grand prŽ de vieilles machines agricoles dŽsaffectŽes, et de peindre en noir la partie Žmergeante (en une sorte dÕhommage ˆ Anne et Patrick POIRIER).

C. G. : Qui aurait ressemblŽ, sur la prairie, ˆ de sombres Žcueils sur la mer, ou aux vestiges dÕun vaste naufrageÉ Mais il aurait fallu pouvoir disposer dÕune Žnorme quantitŽ de machines pour intervenir ˆ lՎchelle dÕun aussi grand paysage. Finalement, le projet retenu Žlargit en quelque sorte le propos ˆ lÕensemble de la mondialisation Žconomique et financire. Et si la mŽtaphore que tu en donnes est formellement moins agressive que le projet initial, elle me semble plus insidieuse et dÕune efficace perversitŽ. Utiliser les broderies ˆ la franaise, ces savantes et cožteuses compositions vŽgŽtales par lesquelles lÕartifice triomphe de la nature, introduire dans le champ apparemment innocent du motif dŽcoratif la trivialitŽ explicite de lÕargent, ˆ la manire dont autrefois des motifs subversifs, politiques ou Žrotiques, pouvaient se glisser dans les grotesques, piŽger le visiteur dans une volire dÕo il peut contempler autour de lui, ˆ travers les barreaux, le parc et le ch‰teau, mais se trouve lui-mme, arroseur arrosŽ, sous le regard dÕautrui comme un vulgaire volatile, cÕest opŽrer autant de retournements lourds de sensÉ Ė propos de la cage, tu projettes dÕencadrer la photographie en couleur de la sculpture de TrŽvarez par deux photographies anciennes en noir et blanc, accrochŽes sur les murs latŽraux : lÕune est consacrŽe aux cabanes du parc de Bailleul (1994), lÕautre ˆ la Chambre dՎcoute (2003-2004) . Ces deux Ļuvres, qui pourraient sembler, ˆ premire vue, sans rapport avec la rŽalisation in situ, suggrent cependant un nouveau parcours transversal dans ton travail, sous un angle thŽmatique, cette fois, parcours que lÕon pourrait rŽsumer ainsi : de la cabane ˆ la cage, en passant par la remise, la chambre, la ruche, le templeÉ bref, tous ces lieux, ouverts ou clos, que tu as construits, que le spectateur pourra (ou non) pŽnŽtrer, et dÕo o il pourra (ou non) contempler, comme depuis un observatoire, le spectacle qui lÕenvironne.

F. M. : Les premires cabanes que jÕai rŽalisŽes ˆ Bailleul en 1994, dÕabord visibles dans le parc, par leur taille modeste sous les grands arbres, ne contrariaient en rien lÕesprit du siteÉ Elles nՎtaient pas sans Žvoquer les jeux dÕenfance, mais mme pour un enfant elles auraient ŽtŽ impŽnŽtrables parce que pleines, composŽes lÕune de graminŽes, lÕautre de branchages, et la troisime de bžches de htre, tous matŽriaux empruntŽs au lieu. Dans la photographie, elles occupent le volet central dÕun triptyque, procŽdŽ que jÕemprunte souvent ˆ la peinture religieuseÉ

C. G. : Au fait, pourquoi ?

F. M. : JÕai toujours ŽtŽ fascinŽ par les retables dՎglise, sorte de bandes dessinŽes du temps jadis. JÕaime aussi lՎtymologie du mot religion (religere : Ē relier Č). Il existe une pice o jÕai mme dŽcollŽ les volets latŽraux du murÉ Les cabanes, dans ce volet central, apparaissent resserrŽes comme lÕesquisse dÕun village primitif, tandis que, ˆ gauche et ˆ droite, le regard glisse sur les jeux dÕombre et de lumire, vers le hors-champ de sous-bois indŽterminŽs.

C. G. : Ne pourrait-on dire que la cabane est le plus parfait symbole dÕune union originelle entre lÕhomme et la nature ? CÕest lˆ sans doute une des raisons pour lesquelles il sÕagit dÕun motif rŽcurrent chez des artistes qui, comme toi, ont placŽ au cĻur de leur travail lÕidŽe de nature, par exemple Giuliano MAURI (La Casa dellÕuomo, 1985). Ce thme traverse toute ton Ļuvre, et se trouve associŽ parfois ˆ celui de la nef, perue comme une cabane renversŽe. RŽcemment encore, dans le parc de lÕabbaye de Jumiges, tu as proposŽ une lecture poŽtique de LÕInvention de la Normandie (2013) avec deux drakkars dÕosier, de plus de huit mtres chacun, dont lÕun Žtait retournŽ. LÕĻuvre rappelait le rŽcit, en partie seulement lŽgendaire, de la sŽdentarisation des Vikings, qui firent de la coque de leurs bateaux le toit de leurs maisons. Gilles TIBERGHIEN rappelle ˆ ce sujet que cabaner un navire, cÕest le retourner pour le mettre sur cales (4) .

F. M. : JÕai parfois aussi situŽ la cabane, et plus prŽcisŽment la cabane impŽnŽtrable, comme celles de Bailleul, en milieu urbain. InvitŽ ˆ intervenir ˆ Berlin, jÕai construit une remise, inspirŽe de celles quÕon trouve au fond des jardins, dans la rue devant la Maison de France. LÕinscription chiffrŽe 9.11 Žtait gravŽe partout sur les parois de bois assez profondŽment pour les trouer. Cela en raison du caractre rŽcurrent dans lÕhistoire de lÕAllemagne du 9 novembre : cÕest le jour, entre autres, car je ne peux rappeler ici tous ces dates, de lÕabdication du Kaiser et de la proclamation de la RŽpublique (1918), de la tentative de putsch dÕHitler (1923), de la fte annuelle nazie (ˆ partir de 1933), de la Nuit de cristal (1938), de la tentative dÕassassinat dÕHitler (1939), et de la chute du mur de Berlin (1989)É Ce jeu sur la date me fournissait lÕoccasion dÕun de ces carottages dans lÕhistoire du monde comme jÕaime en faire. Le passant qui tentait de regarder dans la remise par les trous dans la paroi Žtait aussit™t aveuglŽ par un flashÉ

C. G. : Simple sanction ironique dÕun rŽflexe de voyeur, si on fait une lecture lŽgre et ludique de lÕinstallation, ce flash pouvait renvoyer ˆ la violence de lÕhistoire, ˆ lÕintermittence de la mŽmoire, ˆ la mŽconnaissance de lÕavenirÉ

F. M. : Il faut noter que la remise a ŽtŽ vandalisŽe. Je ne sais si cette destruction Žtait en rapport avec la nature agressive du flash, mais ce nÕest pas impossible.

C. G. : Par ailleurs, la dimension des parois, dont la hauteur est ˆ peu prs celle dÕun homme, nous ramne ˆ cet intŽrt pour la mesure du corps et ce quÕelle implique dans le rapport ˆ lÕĻuvre. La remise de Berlin, on lÕa vu, nՎtait pas pŽnŽtrable. Ė lÕinverse, avec La Chambre dՎcoute (2003-2004), placŽe en vis-ˆ-vis des cabanes de Bailleul, le spectateur est comme installŽ au centre de lÕespace.

F. M. : LÕĻuvre in situ est en fait une salle de cours du lycŽe Pierre-Gilles GENNES, vidŽe de son mobilier, transformŽe avec les Žlves et tapissŽe de feuillages. Le sous-titre que jÕaime ˆ lui donner, Feuilles de platane, bouleau blanc et odeurs fortesÉ, insiste sur la dimension olfactive, essentielle dans notre relation ˆ la nature et trop souvent occultŽe aujourdÕhui.

C. G. : On rappellera toutefois les chambres de cire de Wolfgang LAIB Š dont lÕextraordinaire Chambre des certitudes (2001) du Roc del Maur, en face du massif du Canigou, aux parois rocheuses tapissŽe dÕune cire odorante Š, ou encore les murs capitonnŽs de feuilles de laurier par Giuseppe PENONE (Respirare lÕombra, 1999).
Le dispositif qui, dans le cas de la remise de Berlin, nous invitait ˆ regarder de lÕextŽrieur vers lÕintŽrieur de la construction, est exactement inverse de celui de la cabane que tu avais rŽalisŽe, quelques annŽes auparavant, dans le square du Vert-Galant, sur lՔle de la CitŽ. Je souhaiterais que lÕon sÕattarde un peu sur cette Ļuvre, qui nÕest pas, ˆ mon sens, sans rapport avec la cage de TrŽvarez.

F. M. : Il sÕagissait, lˆ encore, dÕune intervention ˆ deux volets : lÕinstallation, ˆ la pointe de lՔle, dÕune cabane de branches de coudrier tressŽes de manire l‰che en une structure transparente comme une dentelle, et sa photographie ultŽrieurement visible dans la vitrine, salle dÕexposition de la Maison europŽenne de la photographie, commanditaire de lÕĻuvre. Assis sur le banc, dans la cabane, sur le sol jonchŽ dÕhumus (toujours la dimension olfactive), le visiteur pouvait contempler, sur lÕautre rive de la Seine, lÕun des sites urbains les plus visitŽs au monde, laisser resurgir quelque souvenir dÕenfance ou peut-tre mŽditer sur la confrontation de la ville moderne, condensŽ de lÕarchitecture des sicles passŽs, et de la cabane primitive. Je mՎtais alors intŽressŽ, pour ma part, au site magdalŽnien de Pincevent, en ėle-de-France, fouillŽ par AndrŽ LEROI-GOURHAN, ainsi bien sžr quÕaux origines de Lutce.

C. G. : La cabane du Vert-Galant, qui est donc un observatoire, sÕinscrit pour moi dans tout un corpus dÕĻuvres contemporaines, que jÕai eu lÕoccasion dÕappeler, si je peux me permettre de me citer, lieux pour le corps, machines ˆ voir . Il sÕagit dÕĻuvres, trs diverses dans leur aspect, mais qui toutes remplissent trois fonctions : sculptures visibles in situ, abris, observatoires. Ce peut tre des grottes, cabanes ou huttes, faussement primitives, telles les chambres ˆ vagues ou chambres ˆ nuages de Chris DURY, construites en pierre sche, rondins ou roseaux, blotties, voire ˆ demi enterrŽes dans le paysage, ŽquipŽes dÕune camera obscura qui restitue une image partielle, intermittente et fragile de la nature environnante. Ce peut tre, en pleine nature comme dans lÕenvironnement policŽ dÕun parc, un pavillon, dÕo lÕon regarde, et parfois dÕo lÕon se regarde regarder, ˆ travers une optique ou un savant jeu de miroirs : SARKIS au parc de Pourtals ˆ Strasbourg, Daniel BUREN ˆ la Fattoria di Celle en Toscane, PEREJAUME dans la villa dՃrasme ˆ Bruxelles, James TURRELL avec ses Skyspaces, Dan GRAHAM dans les parcs du musŽe Kršller-MŸller ˆ Otterlo ou dans les ”les LofotenÉ pour ne citer que quelques exemples. Mais aucun des artistes citŽs nÕajoute ˆ son travail un volet photographique.

F. M. : La photographie Žtait ici un polyptyque de 3,50 mtres, en fait un dŽveloppŽ gŽant qui renvoyait aux formes de carton ˆ dŽcouper, assembler et construire, ˆ destination des enfants. Et dont chacun des panneaux offrait, ˆ travers la grille de branchages, une vue de lՔle, de la Seine, des b‰timents nobles sur lÕautre rive.

C. G. : Ce nÕest pas pour rien que tu appelles encore ce dŽveloppŽ ou Le Balcon de lÕhistoire.

F. M. : CÕest encore une pice qui met lÕaccent sur les fondamentaux de la prise de vue, le point de vue, la mise au point, le cadrage. Quelques annŽes auparavant, jÕavais pris plusieurs photographies depuis une ”le au large de Toronto, ˆ travers une rŽsille de brindilles construite sur lÕeau (From Toronto to Toronto, 1996). Je faisais ainsi dispara”tre ˆ volontŽ, en fonction de la mise au point, les b‰timents, siges et symboles de la puissance Žconomique de la ville, derrire un frle rideau vŽgŽtal.

C. G. : Parmi ces Ē lieux pour le corps, machines ˆ voir Č qui jalonnent ton travail, on pourrait encore citer PrŽcaires territoires (2012), Ļuvre dŽdiŽe Ē ˆ tous les animaux sauvages du monde Č, qui se rient des frontires, dans laquelle deux cabanes identiques, sŽparŽes de vingt kilomtres de part et dÕautre de la frontire franco-italienne et disposŽes en miroir, adoptent la forme dÕune ruche, inspirŽe de celles observŽes au musŽe de lÕApiculture de Molines-en-Queyras. Seul le paysage, que le promeneur observe par lÕouverture des cabanes, change de lÕune ˆ lÕautre. Ou encore La valle del Tempio (2008), en Sicile, aŽrienne construction en bois dÕeucalyptus Žvoquant le cŽlbre d™me de Monreale ainsi quÕun temple antique tout proche. Tempio, qui signifie temple en italien, se trouve tre aussi le nom du fleuve qui passe dans la vallŽe (toujours cet intŽrt pour le mot et la polysŽmie).

F. M. : La thŽmatique du temple est rŽcurrente dans mon travail : un projet auquel je rŽflŽchis en ce moment pour la ville dÕAubiet comporte un espace circulaire autour dÕun oculus, sur le modle du PanthŽon romain. La paroi externe en miroir reflŽterait le paysage, au demeurant trs peu pittoresque, tandis que la paroi interne serait tapissŽe dÕun panoramique composŽ des photos de famille confiŽes par les habitants. Un temple de la vie profane, en quelque sorte.

C. G. : Ė TrŽvarez, quÕapportera cette mise en miroir de la sculpture et de son image ? NÕy a-t-il pas risque de redondance ?

F. M. : Je ne pense pas. Ce qui se jouera sera de lÕordre de lÕinterrogation, du doute, puis de la vŽrification. La photographie accentue et renouvelle la visibilitŽ, elle sÕinscrit dans les strates de la perception. LՎcart, pour tre rŽduit, sera toujours lˆ, ne serait-ce que du fait des variations de lumire, de climat, et de lՎvolution de la sculpture avec le temps. Bien sžr, les choses ne resteront en place dans le parterre que pendant la durŽe de lÕexposition, mais mme sans cela, le jardin des monnaies serait ŽphŽmre, et mourrait de lui-mme ˆ la disparition des fleurs.

C. G. : La pratique de rŽalisations ŽphŽmres, on le sait, sÕest gŽnŽralisŽe chez les artistes privilŽgiant lÕintervention dans le paysage, en partie parce quÕelle fait Žcho aux cycles naturels dans lesquels les Ļuvres viennent sÕinscrire, en partie aussi parce quÕelle prŽserve lÕintŽgritŽ des sites. CÕest une histoire dŽjˆ fort longue. Richard LONG, Nils UDO, Andy GOLDSWORTHY, tant dÕautres, ont travaillŽ volontairement avec des ŽlŽments pŽrissables, parfois avec la neige et la glace, soucieux de ne laisser aucune trace pŽrenne dans le paysage. La photographie appara”t alors comme le corollaire indispensable de ce caractre ŽphŽmre. On conna”t la phrase dÕHamish FULTON : Ē La seule chose que lÕon puisse prendre du paysage est une photographie. La seule chose que lÕon puisse laisser est lÕempreinte de ses pas. Č Mais on sait aussi que le mme dŽclarait : Je ne suis pas un photographe (6) , signifiant par lˆ sa volontŽ de ne pas sÕattacher ˆ magnifier lÕimage photographique, et de ne pas non plus interroger les propriŽtŽs du mŽdium. Ainsi instrumentalisŽe, la photographie se conforme ˆ ce quÕen disait Roland BARTHES : Une photographie est toujours invisible, ce nÕest pas elle quÕon voit (7). Ton travail relve, Žvidemment, dÕun parti pris tout diffŽrent. Cependant, le passage au numŽrique et ˆ la couleur nÕa-t-il pas changŽ la place quÕoccupait la photographie dans tes rŽalisations ? Celle-ci nÕest-elle pas devenue, en quelque sorte, seconde ?

F. M. : Je ne dirais pas cela, la relation entre sculpture et photographie a changŽ, mais le projet photographique peut toujours tre dŽterminant. Par exemple, lorsque jÕai rŽalisŽ, au Domaine de Chaumont-sur-Loire, cette pice qui sÕappelle ÉDurbanÉ, du nom de la ville o sÕest tenu ce si dŽcevant Sommet de la Terre (les points de suspension suggrent une liste de lieux passŽs et ˆ venir pour ces sommets). Le travail consistait ˆ envelopper un arbre de bandages pl‰trŽs, mŽtaphore que jÕai souhaitŽe, comme toujours simple et frappante. JÕai placŽ la sculpture, monumentale, dans lÕespace resserrŽ de la Ē grange aux abeilles Č, de faon ˆ crŽer une impression dÕenfermement, mais surtout en vue de la photographie, en fonction du point de vue possible, du recul nŽcessaire et de lÕoptique.

C. G. : Le thme de lÕarbre aurait pu nous fournir un autre fil rouge pour parcourir ton travail. Auparavant, toujours ˆ Chaumont, tu avais montrŽ LÕArbre aux couteaux (2009),tout hŽrissŽ de lames.

F. M. : Dans le cas de lÕarbre, la vision que jÕai du sujet nÕest pas toujours aussi sombre. LÕArbre aux Žchelles (2009), toujours dans le mme lieu, en est une preuve . Ainsi que cette pice rŽcente que jÕai rŽalisŽe dans le parc du ch‰teau de La Celle-Saint-Cloud, site appartenant au ministre des Affaires Žtrangres : en souvenir de la Pompadour qui y a vŽcu et des Hasards heureux de lÕescarpolette de FRAGONARD, jÕai accrochŽ sur un grand tulipier de Virginie, le dernier vivant dans la rŽgion parisienne, douze variations sur le thme de la balanoire totalement dysfonctionnelles, que le sige se trouve enterrŽ dans un trou, quÕil soit occupŽ par une jardinire, quÕil prenne la forme dÕune planche cloutŽe de fakir, de ces doubles fauteuils quÕon appelle "conversations" ou "confidents"É Il y a aussi la balanoire attachŽe sur deux branches, les balanoires trop rapprochŽes, la balanoire perpŽtuelle ŽquipŽe dÕun moteur sonore, qui scande le temps humainÉ

C. G. : Ė la diffŽrence de cette dernire Ļuvre poŽtique et ludique, les sculptures que tu installes ˆ TrŽvarez appartiennent ˆ cette orientation de ton travail que lÕon pourrait qualifier de "militante"É

F. M. : Je nÕaime pas beaucoup ce mot-lˆ, trop connotŽÉ Je ne mÕinscris pas ˆ proprement parler dans un propos politique, ou alors au sens antique du terme, celui de la gestion de la citŽ, en tant que citoyen du monde. Il me semble quÕun artiste se doit de proposer une vision de son Žpoque, et le langage artistique est de toute manire le seul dont je dispose. Gr‰ce ˆ lui, je peux peut-tre dŽclencher quelque chose dans la pensŽe dÕautruiÉ LÕĻuvre dÕun Jochen GERZ est ˆ mes yeux en cela exemplaire. Quant au changement, au fil des annŽes, de mes prioritŽs, je citerais volontiers ˆ ce sujet la parole de BRAQUE, pour qui Š je cite de mŽmoire Š, on reconna”t le travail dÕun artiste Ē ˆ la qualitŽ de ses articulations Č.

C. G. : Pour illustrer la dimension engagŽe quÕa pris ton travail, on pourrait multiplier les exemples : ˆ Fontenay-le-Comte en VendŽe, tu accroches des vtements dÕenfant donnŽs par les habitants sur des fils ˆ linge qui sÕavrent tre des barbelŽs, installation qui nÕest pas sans me faire songer au travail de Christian BOLTANSKIÉ

F. M. : Pour lequel jÕai une grande admiration. Mais il me semble que BOLTANSKI fait surtout un travail de mŽmoire, et nous parle du passŽ. Je souhaite pour ma part jouer un r™le de lanceur dÕalerte (dÕinquiŽteur de certitudes, comme jÕai eu lÕoccasion de le dire), et ce dont je parle, cÕest du futur ˆ craindre pour les enfants encore petits dont on passe souvent les vtements ˆ ceux qui les suiventÉ

C. G. : Dans le mme lieu tu construis un mur ruinŽ avec le mot dŽmocratie qui sÕeffondre, tu occupes une cave dŽsaffectŽe par le bruit assourdissant de caisses enregistreuses et de caddies. Parmi les projets non rŽalisŽs, tu as pensŽ inscrire en grandes lettres sÕinspirant de la signalŽtique dÕHollywood le mot Catastrophe sur lÕesplanade du Domaine de Chaumont qui domine la Loire, voire dans le parc de Versailles. Tu as Žgalement projetŽ une Žtrange cŽlŽbration de ce lieu mythique quÕest la Sainte-Victoire, par un assemblage de dŽchets collectŽs sur la route dont le profil, ˆ la faon de la sculpture de La Rivire noire, dessine une rime plastique avec la crte de la montagneÉ On a ŽvoquŽ plus haut ÉDurbanÉ et Arbre aux couteaux,qui relvent de cette inquiŽtude Žcologique, que tu as exprimŽe si souvent. Est-ce encore la thŽmatique sous-jacente ˆ lÕautre pice que tu installes aujourdÕhui ˆ TrŽvarez, la grande sphre de mŽtal ?

F. M. : Il sÕagit dÕune sculpture placŽe sur lÕesplanade du ch‰teau, face ˆ lÕimmense espace que celle-ci domine. On la dŽcouvrira possiblement en sortant du jardin, sur le chemin du retour, et dÕune certaine faon, elle sÕarticule avec la signification de la cage et des broderies. JÕai fait rŽaliser par le mŽtallier un globe de 3,50 mtres de diamtre, que le regard traverse (seuls sont indiquŽs les mŽridiens et les parallles), en acier bleu-noir, et qui sera ensuite dŽformŽ au chalumeauÉ

C. G. : On pourra faire un rapprochement avec la sphre de pierre sculptŽe qui occupe le centre du jardin rŽgulier, et qui faisait partie dÕun cadran solaire endommagŽ.

F. M. : Dans cette forme symbolique, pour ma part, jÕintroduis du rŽel, avec le matŽriau empruntŽ au site mme. Soit des branches de rhododendrons, qui sont, avec les camŽlias, une des richesses du parcÉ

C. G. : Ces rhododendrons dont lÕan dernier Bob VERSCHUEREN avait dŽjˆ utilisŽ les rameaux souples pour lÕĻuvre installŽe dans les Žcuries de TrŽvarez.

F. M. : En dŽposant dans la sphre le matŽriau vŽgŽtal empruntŽ au domaine, jÕinscris en quelque sorte lÕhistoire du lieu dans lÕhistoire du monde. Un monde, il faut le dire, bien cabossŽÉ

 


Colette GARRAUD, Michel GUƒRIN, Franois MŽchain, lÕexercice des choses, Somogy, 2002.

Īuvres dÕarbres, Materia prima, musŽe des beaux-arts de Pau, 2001.

Henry FOX TALBOT, inventeur du calotype, publie The Pencil of Nature ˆ Londres, par cahiers, de 1844 ˆ 1846. Il sÕagit du premier ouvrage illustrŽ de photographies.

Gilles TIBERGHIEN, dans Jumiges Š Ė ciel ouvert, publication du dŽpartement de la Seine-Maritime, 2013, p. 35.

Colette GARRAUD, avec la collaboration de Mickey BOčL, LÕArtiste contemporain et la nature. Parcs et paysages europŽens,Hazan, 2007, Lieux pour le corps, machines ˆ voir, p. 86-107.

Hamish FULTON, entretien avec Michael AUPING, Common Ground, Ringling Museum of Art, Sarasota, Floride, 1982.

Roland BARTHES, La Chambre claire, Cahiers du cinŽma, Gallimard, Seuil, 1980, p. 18.