La Rivière Noire

(Parc des Laurentides, Québec, Canada, 1990)
Diptyque photographique noir& blanc sur dibond, lettres et chiffres blancs : 300 x 115 cm
In situ, sculpture éphémère, épinettes et bouleaux à papier : 1700 x 1400 x 400 cm

Une sculpture faite d’une accumulation de pièces de bois d’épinette et de bouleau blanc, poussées là au bulldozer dans le plus grand désordre, attendant de pourrir sur place par la faute d’une industrie forestière ravageuse et irresponsable*. La forme générale de la sculpture – là où j’agis - reprend la forme de la ligne de crête faite d’arbres encore debout – restée en l’état « naturel », exempte encore de toute intervention humaine.

Une  pièce qui renvoie à certaines  Montagne Sainte-Victoire dans lesquelles les branches de pins à demi hors-champ entrant dans le tableau par les bords, riment avec le profil de la montagne à l’horizon et dont CÉZANNE, en faisant ainsi monter les derniers plans vers la surface, instaure une sorte de coalescence picturale entre le proche et le lointain. Le cadrage photographique est d’une extrême précision. En permettant l’homothétie des deux contours, j’invite le spectateur à méditer sur les pouvoir d’illusion de la photographie et du regard. Deux lignes dialoguent par ailleurs dans l’œuvre : la ligne d’horizon naturelle et celle qui matérialise l’entropie.

Dans le bas gauche du diptyque le mot Rivière Noire, nom du lieu-dit, donne à l’œuvre son titre. Je considère en effet que toute  appellation cadastrale est la mémoire concentrée du lieu, que mon travail de sculpteur consiste à remettre à jour le passé invisible qu’elle recèle.

A droite une ligne énigmatique de chiffres et de lettres blanches. Elle se déchiffre ainsi : taille de l’artiste (170) bouleau (BO) longueur maximale des bois de bouleau transportés (100) section maximale (35) épinette (EPI) longueur maximale des bois d’épinette transportés (350) section maximale (10) durée de l’action, huit heures, comme la journée de travail d’un ouvrier (8H) date de l’action (1990). Confronté à l’immensité des espaces canadiens, je souhaite ainsi prendre mes marques en même temps que j’éprouve la limite de mes possibilités physiques.

N’ai-je pas en effet, avant de pratiquer la sculpture en ces lieux, déjà circonscrit, en coureur de fond que je suis, un territoire dans lequel je pourrais œuvrer durant les deux mois de mon séjour. J’enregistre les mesures de mon corps, les données quantitatives de l’action accomplie, sa durée, sa date. Mon code-barre emprunte à la froide nomenclature de la société marchande, à ce qui est « passé à la caisse ». Loin de la relation fusionnelle avec la nature chère aux Romantiques, en simple individu que je suis, à ma juste place, à mon échelle, obstinément je transporte, j’entasse, je construis. Econome et patient, je comptabilise chacun de mes efforts. Au cœur du geste artistique, je tente de retrouver des gestes anciens, utilitaires ceux-ci et nécessaires à ma survie, des gestes que n’aurait certainement pas reniés André LEROI-GOURHAN.

* Chacun sait que l’industrie forestière est gaspilleuse et peu avare de contresens écologique (voir l’édifiant document cinématographique L’erreur boréale de Richard DESJARDINS et Robert MONDERIE, 1999). La matière de la sculpture est essentiellement faite d’arbres coupés (les fameuses coupe-à-blanc) mais non utilisés par les usines de pâte à papier, certaines essences ne convenant pas ou l’usine étant trop loin. Les bois sont alors rassemblés puis mis en tas par un bulldozer dans l’attente de leur pourrissement. Il fut un temps question d’utiliser ces images pour une campagne gouvernementale de sensibilisation à la destruction complète des forêts canadiennes.