From Toronto to Toronto

Toronto Island, Toronto, Ontario, Canada, 1996.
Polyptyque photographique noir & blanc, images épinglées dans des cadres de bois,
lettres blanches et plexiglas : 217 x 169 cm

In situ, sculpture éphémère, graminées et fil de fer : 120 x100 cm

….. C’est le cas, pour le Canada, de From Toronto to Toronto (1996) et Le Haut du Fleuve (2000). Ces œuvres documentent l’impossibilité de séparer le «que voir» du «comment voir» : on voit toujours par, à travers, au moyen de, et, par surcroît depuis un point de vue qui, simultanément, ordonne la vision en aspect, scène, spectacle et, lui ouvrant tel horizon, lui interdit un reste, un hors-champ. Per-cevoir est aussi perce-voir. La vue est une traversée, mais aussi un rangement, chaque fois différent, du montré et du caché, de ce qui arrive vers nous et de ce qui se retire ou se réserve. Chaque perception formée a son adret et son ubac, elle institue comme des relations d’incertitude et c’est à ce prix seulement qu’une silhouette générale de monde se dessine. Par rapport aux formes et aux échelles, à la luminosité, aux contrastes – l’angle est tout.
Qui dit bipède dit marche, dit mesure et distance, dit perspective ; dit surgissement en vis-à-vis d’un monde que l’homme ne découvrirait pas avec passion et patience s’il n’était depuis une origine immémoriale uni à lui par un puissant lien d’affinité oppositive. L’écran (porte, fenêtre, pont, miroir, tableau, toile, préjugé, cadre, signe etc.) est peut-être l’objet-symbole le plus récurrent au carrefour des perceptions et actions humaines et des vagues d’existence qui montent vers elles pour les provoquer. Le travail de Méchain s’accompagne sans didactisme de son discours de la méthode. Chaque photographie enveloppe un paradigme traitant un ou plusieurs côtés de la condition photographique. La photographie a toujours aussi pour objet sa propre réflexivité, son esprit, son procès, ses contraintes assumées.

Exemplaire est, sous ce rapport, l’installation de Toronto, qui interpose entre la mégapole et une petite île proche un écran suspendu. Or, cet écran lui-même, meublé de branchages clairsemés, nous pouvons en dédoubler la fonction, selon que nous choisissons l’opacité ou la transparence, selon qu’il arrête lignes et couleurs à la manière d’une toile ou qu’il libère au contraire le plan afin de l’ouvrir sur ce qui se situe au-delà, derrière. La fenêtre hésite entre la métaphore picturale (le cadre) et la projection d’une image qui, de son lointain insituable, se rapproche infiniment de notre intimité rêveuse à la manière des images de cinéma (l’écran). Les carnets de l’artiste évoquent, à propos de cette œuvre élégante, Alberto GIACOMETTI et Claudio MONTEVERDI. Bien vu. En parlant de devise, nous ne sommes pas loin de l’humeur du madrigal. L’humeur, d’ailleurs, n’est-elle pas une sorte de propriété morale du regard, en tant qu’il ne voit jamais la «chose en soi» (fantôme métaphysique, affranchi de l’assignation à résidence dans un espace-temps déterminé), mais toujours un aspect (un profil, qui peut ressembler à ce que nous nommons la face) depuis un angle de vue lequel, de prévaloir, laisse poireauter dans les limbes tous les autres possibles ? ……

Extrait de Voir jusqu’au bout des doigts
Michel GUÉRIN, philosophe, écrivain et professeur d’Université