La ligne de partage
ou
Hommage à Gustave COURBET

Bussac-sur-Charente, France, 2002.
 (près du lieu, Port-Berteau,  où vécut et peignit COURBET en 1862 et 1863)
Polyptyque photographique couleur sur dibond : 365 x 50 cm.
In situ, sculpture pérenne, portes de voiture, peinture sur pexiglas, ray-gras et
vent fort : 1200 x 400 x 230 cm.

Extrait d’une interview par les Conservateurs des Musées de Beaux-Arts de Saintes, Cognac et Rochefort-sur-mer :

- Comment est née l’idée du projet en bordure de Charente ? Nous vous avons proposé de réfléchir à un travail autour du fleuve, cette Charente qui unit nos trois villes. Nous avions envie de savoir comment un artiste contemporain voyait ces paysages si souvent représentés depuis le XIXeme siècle, comment il pouvait aujourd’hui s’en emparer…Vous nous avez immédiatement entraînés vers COURBET. Pourquoi ?

Je ne sais pas qui a entraîné l’autre…
Comme dans tout projet j’ai d’abord écouté les gens. Gustave COURBET est un peintre que je respecte beaucoup, au travail parfois quasi photographique. Il opère une fracture dans l’histoire de l’art, il rompt avec la peinture de bataille, la peinture historique ou la peinture mythologique pour parler de l’ordinaire, du quotidien. MANET va peindre une botte d’asperges, COURBET, dès 1849, un enterrement à la campagne. Quel scandale ! C’est cette relation au vulgaire, le commun des hommes au sens latin du terme que j’aime. Plus question de gens célèbres, de nymphes ou de diables mais de gens de peu selon la belle formule de Pierre SANSOT. En faisant poser les habitants d’Ornans, COURBET parle de notre condition. Chacun peut reconnaître son voisin. Et que l’on le veuille ou non il est utile de rappeler que la grande majorité de la population vient de là. Certains ont tendance à l'oublier.

- Ce que vous aimez chez COURBET, c’est que ça sent les pieds ? Et pourtant chez vous ce n’est pas le cas.

C’est vrai et ce n’est pas vrai. Si l’utilisation de l’outil photographique oblige la distance, là où cela ne sent plus, j’ai quand même presque toujours travaillé sur des lieux sans importance, jamais nommés parce que peut-être pas nommables, des lieux de peu dont personne ne s’occupe. Et croyez-moi, ceux-là, ils ne sont pas aseptisés. 
Chez COURBET c’est aussi le caractère scandaleux du personnage, son côté provocateur qui ne sont pas pour me déplaire. J’ai toujours eu envie de brouiller les pistes. On n’a jamais su où me classer : photographe, sculpteur, sculpteur pour la photographie, photographe utilisant son laboratoire pour y remodeler la lumière comme il le ferait de la terre, j’aime cet espace incertain. Je refuse les règles établies, l’orthodoxie ; mais j’en connais aussi le prix.
Et puis COURBET avait aussi une relation très forte à la matière de la peinture ; la même qu’il avait avec la nature, avec tout d’ailleurs, avec la vie quoi. Il a même été un grand chasseur ce qui supposait chez lui une grande connaissance du monde animal (je ne le suis pas pour ma part et ce serait peut-être là mon seul point de désaccord. Je lui pardonne pourtant car c’était dans un contexte culturel tellement différent). C’est de cette confrontation à la matière, qu’elle soit picturale ou végétale, au sein de la forêt dont je me sens proche. Si l’acte photographique pourrait être qualifié de conceptuel, puisqu’il faut toujours imaginer ce qui se passe sans pouvoir le vérifier dans l’instant (c’est ultérieurement que le photographe verra ce que ses multiples choix ont engendré sur l’image) la sculpture engendre une relation forte à la matière, vérifiable, elle, dans l’instant. Je parle parfois de combat car les matériaux je j’utilise vont rarement dans le sens qu’on avait imaginé. Il y a toujours ces résistances qui entraînent l’artiste ailleurs, créant ces entre-deux que j’aime tant.
Et puis chez COURBET j’aime les cadrages. Certains sont somptueux. Je tiens certainement cette fascination de ma longue pratique du dessin. Dans le projet de Port-Berteau, non loin du site où il a travaillé avec COROT et AUGUIN, je vais installer une longue succession de portes de voiture, les unes derrière les autres, dans les deux sens de la marche et placées à des hauteurs différentes. Elle évoqueront le voyage tel que nous le pratiquons aujourd’hui, bien loin de la façon dont COURBET se déplaçait pour se rendre sur son site (La Rencontre ou Bonjour Monsieur Courbet, 1854 ). Ces portières étant elles - mêmes des cadres, un certain nombre d’éléments du paysage vont donc y entrer, d’autres en constituer le hors-champ. Bien que montées ou descendues à des hauteurs différentes, à l’intérieur des portes, les vitres devront constituer une ligne parfaite venant se confondre avec celle de la rive d’en face. J’apposerai sur le verre des couleurs transparentes très fines rappelant la couleur du fleuve à un certain moment de la journée.

Un panoramique photographique en couleur de plusieurs images bord à bord viendra enfin recomposer ce grand vitrail, cadrages dans les cadrages, mon souhait le plus cher étant que ces écrans de couleur, oubliant la ligne de partage, viennent à se confondre avec la réalité colorée du fleuve lui-même. Je sais que le spectateur devra attendre, longtemps peut-être, à l’écoute du lent changement de la lumière.

- Vous revenez donc à la couleur ?

En effet je l’ai abandonnée au profit du noir et blanc pendant une bonne quinzaine d’années. Comment ne pas être frustré de ne voir ses images que sous forme de bandes de lecture, dans les laboratoires industriels parisiens ? Et en plus, sans pouvoir gérer quoi que ce soit. D’où ma décision en 1987 de ne plus faire que du noir et blanc. Remodeler en sculpteur de lumière les promesses de mes négatifs me semblait en effet fondamental. Aujourd’hui j’adapte ma réponse au contenu de ma commande. Noir et blanc ou couleur, c’est désormais selon.
Mais dans le cas de La Grande Porte celle-ci s’imposait. Tous ces peintres sont quand même venus célébrer la merveilleuse lumière de la région. Pourquoi pas moi ? Si on a coutume de parler des ciels de l’Ile de Ré ou de ceux de la Côte, c’est que la Saintonge n’est ni le pays de l’ombre ni le pays de la lumière crue du sud. Tout ici est dans la nuance. A l’instar de son territoire, le Charentais est quelqu’un qui mérite d’être connu, mais il faut du temps, il faut de la lenteur pour l’appréhender. J’aimerais bien que cette nouvelle sculpture parle de cela, de ce temps à attendre le temps, avant que n’arrive le juste éclairage. La Charente est d’ailleurs comme cela. Elle serpente et épouse les prés de ses rondeurs. Elle ne descend que de cinq mètres de Saintes à l’embouchure, quarante kilomètres plus loin. C’est ce qui le rend magnifique ; alors pourquoi voulez-vous que je parle d’autre chose ?

- Vous faites beaucoup de croquis préparatoires. Quelle est la place du dessin dans votre travail ?

Très importante mais j’en parle malheureusement trop peu ; alors que c’est la pratique que j’aime le plus. Le dessin c’est le moment du tout possible, du tout pensable, un moment de grande jubilation.
Il y a quelques années je proposais ainsi, à côté de mes photographies noir et blanc de mes sculptures, un dessin préparatoire aux mêmes dimensions. Espace de l’imaginaire avant le combat avec les matériaux de la sculpture, avec la météorologie par définition incontrôlable, avec le projet même qui vous échappe au fil des jours ce dessein avait surtout pour but de permettre l’entre-deux. Je pense en effet, les certitudes n’étant plus désormais permises, à quelques niveaux que ce soit, que la figure du trait d’union pourrait bien devenir le signe le plus significatif de notre rapport au monde.

- Comme dans Kaissairiani, sur la quatrième de couverture du livre ?

Par exemple.

 

Bel-Air, le 20 février 2002,

Laurence CHESNEAU-DUPIN
Catherine DUFFAULT
Jean-Yves HUGONIOT