Genius Loci

ˆ M.G.


Si na”tre dans un lieu peut sembler le fruit du hasard, se lÕapproprier sa vie durant suppose dÕy rŽflŽchir souvent, dÕy consacrer du temps et beaucoup dÕattention. CÕest seulement au prix de cet exercice quotidien que chacun en apprŽciera la complexitŽ. Tout espace est en effet un concentrŽ de mŽmoires sŽdimentŽes, de morceaux Žpars que nous dŽcidons de nous approprier ou non. En ces temps dÕhistoire rŽduite ˆ la plus simple expression au nom de la sacro-sainte postmodernitŽ dont nombre supputent pourtant aujourdÕhui les redoutables limites, chacun doit comprendre que vivre dans un lieu cÕest vivre ce lieu. QuÕil est donc nŽcessaire dÕen dŽterminer les ŽlŽments constitutifs et dÕen multiplier les modes dÕinterrogation. La durŽe de vie dÕun tre humain est bien courte au regard des temps gŽologiques. Nous ne sommes et ne serons jamais au mieux que despasseurs ou des individus de passage, dÕun espace ˆ un autre, dÕun temps ˆ un autre. Mais alors par o passons-nous, que nous transmet-t-on et que transmettons-nous ˆ notre tour ? Lˆ sont sans doute de vraies questions.


Pour ma part je suis nŽ dans un petit village dÕorigine gallo-romaine dont je suis trs t™t parti pour satisfaire mon besoin dÕespaces nouveaux. JÕai beaucoup voyagŽ et jÕen ai mme fait lÕun des fondements de mon travail. JÕai ainsi trs t™t constatŽ que sÕil y avait la joie des dŽparts, il y avait aussi la joie des retours, accompagnŽe de lՎtrange sentiment dÕavoir peut-tre un petit peu mieux cernŽ ces espaces dans lesquels je mÕ immisce soudain, dans lesquels, en voyageur dÕun jour, je viens poser mon sac. Comprendre tout ˆ coup o je suis - et par consŽquent ce que je peux y faire - cÕest dŽgager mon jardin, lˆ parmi les ronces, re- conna”tre, reconstituer des liens ˆ partir de lՎpars, en formuler une esthŽtique transmissible et acceptable pour lÕAutre.


Les travaux montrŽs ici sont reprŽsentatifs des deux pŽriodes les plus rŽcentes de ma dŽmarche. Ils ont tous ˆ voir avec la notion dÕin situ. Dans la sŽrie des Sculptures-fictions (1987 Š 1989) jÕen interroge dŽjˆ le contenu. GlanŽs, rŽpertoriŽs, rŽorganisŽs en un lieu, en un temps et selon un certain ordre, le vŽgŽtal constitue le matŽriau de base de mes sculptures. Il nÕest pourtant pas encore question de  lÕexotisme des grands dŽplacements. Toutes ces sculptures ont en effet vu le jour dans mon plus proche environnement. Elles ont le gožt et lÕodeur du voisinage car issues de lieux que je frŽquente alors presque journellement. Des lieux que je saurais arpenter en aveugle et des matŽriaux dont jÕai une profonde connaissance instinctive. Il sÕagit simplement dÕun travail de mise en ordre.


Cette sŽrie des Sculptures-fiction  interroge aussi dŽjˆ largement lÕoutil photographique, sa faon de re-prŽsenter le monde, re-prŽsenter Žtant pris dans le sens de prŽsenter ˆ nouveau. Car photographier nÕest jamais une faon neutre dÕapprŽhender les choses. CÕest un langage codŽ, une re-prŽsentation orientŽe dont on vous apprend rarement les rgles. Les implications des lois optiques par exemple, le choix de la vitesse dÕobturation, la profondeur de champ etc. sont les donnŽes constitutives de tout clichŽ et donc autant de choix ˆ opŽrer. Ils en manipulent le sens. Car mes sculptures ont toujours ŽtŽ construites pour ce quÕen percevait non le visiteur des lieux mais le viseur de ma chambre photographique. Je les construis pour ce quÕen interprte lÕimage, pour ce qui fera trace car cÕest la seule faon de pŽrenniser lՎphŽmre. Je vais ainsi constamment vŽrifier lÕimage de la sculpture sur mon dŽpoli. Tout point de vue supposant alors des choix, il faut bien alors en privilŽgier un, en un temps et un lieu strictement dŽterminŽs. Chacun sait que lÕimage nÕest pas la chose, encore moins son empreinte. Elle nÕen est quÕune version en deux dimensions, un possible  avec tous ses avantagesÉ et ses restrictions.


LÕannŽe 1990 reprŽsente un moment clef de ma dŽmarche. Je commence ˆ bŽnŽficier de bourses de travail. Mes invitations proviennent de commandes extŽrieures ˆ mon territoire du quotidien, en France ou, plus souvent, ˆ lՎtranger. LÕentreprise se complique. Produire du sens quand on vient juste dÕarriver dans un lieu que lÕon ne conna”t pas, quand on est donc le  barbare  au sens grec du terme, lÕ Žtranger, oblige ˆ faire table rase, ˆ sÕimmerger dans lÕinconnu. La chose  est devant vous, sans repre, incomprŽhensible. Vous nÕen tes jamais issu. Elle vous glisse constamment entre les doigts. Trs peu de points dÕappui donc sur lesquels construire du raisonnement et peut-tre pire, a contrario, une multitude de directions possibles totalement inconnues celles-lˆ. LÕexpŽrience tient de la marche sur un fil tendu au-dessus du vide. Et quel vide ! Pourtant cÕest paradoxalement au prix de cet abandon des certitudes, de cette mise en danger quÕapparaissent les nouveaux liens et plus tard lÕessence tant recherchŽs. Comme aurait pu le dire Michel FOUCAULT, comprendre suppose que lÕon soit toujours  artificier  des rgles et surtout de ses propres rgles.


Faire de la sculpture une figure emblŽmatique du site, donner ˆ lire ce qui fut un temps visible mais ne lÕest peut-tre plus, dire ce dont il est rŽellement question,  lˆ, sur place, re-prŽsenter cette essence, tel est dŽsormais mon souci, depuis quinze ans. Certains y verront lˆ peut-tre cheminement bien complexe et refuseront de mÕembo”ter le pas. Je peux tout ˆ fait le comprendre. Mais comment alors dire, sans devenir simpliste, nos rapports au monde quand on en conna”t trop la complexitŽ ?


Reste alors, loin de toute construction sŽmantique trop intellectualisŽe, la possibilitŽ dÕune approche purement sensible o le cĻur lÕemporte largement sur la raison. CÕest lÕautre volet de mon travail. Gageons que chacun saura y trouver son fil dÕAriane.

 

Franois MÉCHAIN, 2005