Machine végétale
MÉCHAIN aux confins du monde, MÉCHAIN sentinelle aux frontières liquides, MÉCHAIN en sémaphore campé en profil perdu au bord du continent, a installé, instables, ses fragiles bouts de bois.
Des bouts de bois ? Disons plutôt des branches, mais sans plus, tant il est évident qu’elles ont oublié la logique de l’arbre. A tel point qu’elles flottent ici, veuves ou célibataires d’un tronc qui les porterait et les relierait au sol généreux de noires mottes, les y ancrerait fortement contre les assauts du vent. Abandonnées, déjà elles planent dans les nuées incertaines que leur envoie Albion.
Cette vie nouvelle, qu’elles inaugurent à l’écart de la terre nourricière, les a aussi poussées à prendre leurs distances d’avec les principes spontanés de la croissance végétale. Pour elles la logique de l’arborescence est tombée dans l’oubli, qui veut que chaque branche progresse vers ses extrémités par divisions répétées. Sur ce dernier promontoire de la mère patrie, les lois semblent s’estomper dans la brume, et les fines branches, lasses de tendre vers le large, se replient sur elles-mêmes et se referment en boucles.
C’est dans cette transformation paradoxale de la structure arborescente, de la forme même du végétal, tel qu’il apparaît à notre perception quotidienne, que l’on doit voir s’amorcer la grande métamorphose qui s’empare et des branches et de l’arbre. Sous nos yeux ils vont devenir ce que François MÉCHAIN ne craint pas de nommer une machine végétale.
Ne brûlons pas les étapes. Avant de flirter avec la mécanique, nos branches doucement abandonnent le règne végétal. Leurs terminaisons en boucle les font ressembler à cet agile névroptère au bruissement quelque peu mécanique qu’on appelle demoiselle, ou encore libellule. Elles ont cessé de vibrer à l’unisson des arbres que couchent les vents de la côte, elles rêvent déjà d’envol comme l’âme libérée des malheurs d’ici-bas.
Que François MÉCHAIN leur ait donné l’architecture d’une aile renvoie incontinent au site où il les installa. Chargée de mémoire aérodynamique, cette falaise a vu s’envoler et triompher BLÉRIOT. Elle se rappelle encore les efforts répétés de LATHAM, qui vola si bien, qui vola si haut, mais ne parvint jamais à traverser la Manche. La machine végétale de Méchain appartient bien, par sa forme le poids symbolique qui pèse sur ses ailes, à la famille de ces demoiselles mécaniques dont étaient amoureux jadis ces merveilleux fous volants sur leur drôles de machines.
Drôle de MÉCHAIN, qui par bonds successifs, transforme le végétal en machine célibataire, comme s’il se souvenait que LINNÉ décrit la fameuse demoiselle sous le nom évocateur de Libella virgo (Systema naturae, 10è édition, p. 545, n°17) dans Territoires déjà, il avait imaginé de faire intervenir le vent dans ses photographies. Mais, comme il ne s’agissait pas pour lui de rechercher des effets de mouvements, le flou était bien vite banni au bénéfice de solides tenseurs. Contenant en eux-mêmes le combat des forces résultant de l’opposition entre flexibilité et résistance, ces tenseurs constituaient des équivalents visuels de concepts mécaniques.
C’est donc des monts qui dominent le Cap Blanc-Nez, face au ciel et à l’Angleterre, que s’élancera sans doute un jour cette libellule végétale et mécanique à la fois.Déjà elle perd pieds, au point même que, sur la photographie que nous voyons exposée, François MÉCHAIN s’est arrangé pour faire disparaître l’un des piquets qui la sustentent.
Dès lors, la coupure entre les deux parties de la photographie apparaît pour ce qu’elle est. Nullement due au hasard, nous comprenons immédiatement qu’elle est investie d’une double mission : éliminer l’un des contacts avec le sol, libérant un peu plus la virginale Demoiselle de son ancrage terrestre, et renforcer la symétrie des deux parties en déconstruisant la forme organique et ployée de ce qui appartenait à l’ordre végétal. La blanche césure qui sépare les panneaux la charnière où s’articulent les mouvements qui feront que bientôt la transparente mécanique quittera les pesanteurs chthoniennes de Noires Mottes.
Dans son carnet de bord, en date du 3 octobre 1993, François MÉCHAIN note le site s’impose, le site impose et de dessiner en une double page sur fond de manche, bien en symétrie, deux larges flèches blanches qui pointent vers l’Angleterre. Le vent et BLÉRIOT, l’appel de l’espace et l’énigme de la sustentation, tout était inscrit dans le site et l’œuvre répond à cette invite.
Cette puissance du lieu est ce qui fait tout le prix de notre moderne intérêt pour les installations. Entre les murs du musée, il ne restera que peu de chose du climat de la lande, les branches qui y seront présentées n’auront pas le même air qu’au sommet de la falaise, et c’est bien ainsi. Le Lieu impose, même lorsqu’il s’agit du musée.
Mais dans le réseau tendu des renversements auxquels François MÉCHAIN nous convie parce qu’une nouvelle fois ils sont imposés par le lieu, notre sensibilité sera malgré tout en éveil. Les branches cette fois pendront du ciel, la côte Anglaise sera une ombre plutôt qu’une lumière. Mais la magie sera la même, ce sera celle des demoiselles végétales, telles qu’au fil des glaïeuls le vol des libellules.
Jacques LEENHARDT
Octobre 1993
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